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Partie I
Modélisation des flux de matière océanique aux sites EUMELI




Chapitre 2 Définition et mesure des flux de matière dans l'océan

2.1 Généralités sur les flux de matière océanique

Avant de décrire les flux de matière à l'intérieur de l'océan, la Figure 1 permet de situer l'océan dans le cycle global des éléments chimiques sur Terre. L'océan est en contact avec les autres grands réservoirs que sont l'atmosphère, la lithosphère et les couches internes de la planète. Il interagit avec la biosphère continentale par l'intermédiaire de l'atmosphère et de la lithosphère.

Figure 1. Les échanges de matière entre l'océan et les grands réservoirs terrestres (extrait de Brownet al., 1992)

Les transferts d'éléments chimiques entre l'atmosphère et l'océan se font par des échanges de gaz, par exemple lors de l'évaporation de l'eau de mer, et par des échanges de matière dissoute lors des précipitations. Les produits de l'érosion des roches continentales sont transportés sous forme dissoute par les fleuves vers l'océan, ou sous forme d'aérosols par la circulation atmosphérique. Au niveau de la croûte océanique, la circulation hydrothermale est également une source d'éléments dissous pour l'eau de mer. Une fois dans l'océan, les éléments suivent la circulation océanique et sont impliqués dans diverses réactions. S'ils ne sont pas échangés à travers les interfaces air-eau ou sédiment-eau, ils finissent par être piégés par des particules puis enfouis dans les sédiments. A l'échelle des temps géologiques, les phénomènes associés à la tectonique des plaques expulsent les sédiments et les roches de l'océan. Ils sont alors associés aux roches continentales (formation des chaînes de montagnes) ou subductés dans le manteau terrestre.

En première approximation et sur une échelle de temps de l'ordre de la centaine d'années, les flux de matière internes à l'océan correspondent à un transport vertical depuis la surface où la matière est la plus abondante vers les sédiments (Figure 2).

Le processus de la photosynthèse permet au phytoplancton vivant dans la couche euphotiquenote 2 de synthétiser de la matière organique à partir des éléments présents sous forme dissoute dans l'eau de mer (Geider et Osborne, 1992). Une partie de cette matière reste en suspension, et une autre va être compactée par des mécanismes biologiques, tels que le broutage par le zooplancton, et par des mécanismes physiques de coagulation (Jackson, 1990, 1995; Jackson et Lochmann, 1993; Boehm et Grant, 1998). Cela induit la formation d'agrégats dont la taille varie entre quelques dizaines de microns et plusieurs millimètres (Alldredge et Gotschalk, 1989; Stemman et al., 2000) capables de sédimenter. Dans la couche euphotique, les particules en suspension et les agrégats sont recyclés plusieurs fois. Ils contribuent ainsi au maintien des écosystèmes de surface.

Une partie des agrégats quitte finalement la couche euphotique et chute avec des vitesses allant de quelques m/j à plus de 1000 m/j (Takahashi et Bé, 1984; Bijma et al., 1994; Diercks et Asper, 1997) dans ce qu'on appelle communément la colonne d'eau. Lors du transfert vers les sédiments, les particules subissent encore d'importants remaniements. Des processus physiques liés aux mouvements des masses d'eau induisent l'agrégation et la désagrégation des particules. Des réactions chimiques de dissolution, désorption, d'adsorption et de précipitation interviennent également. Les mécanismes biologiques jouent encore un rôle non négligeable malgré la profondeur : les particules peuvent être consommées par des organismes pélagiques et elles sont le siège d'une activité microbienne intense (Alldredge et Silver, 1988; Alldredge et Gotschalk, 1990). Ces remaniements entraînent la formation de particules en suspension et le transfert vers la phase dissoute d'une partie du matériel particulaire (Smith et al., 1992). Ce recyclage permet d'alimenter la couche de surface en nutriments et éléments en trace lors de remontées d'eau profonde (Andersen et Prieur, 2000).

Le travail présenté dans ce manuscrit est focalisé sur le cycle des particules océaniques dans la colonne d'eau.

Figure 2. Origine et distribution des particules marines (d'après Jeandel, 1998)

Bacon et al. (1985) ont mis en évidence que la variabilité temporelle des flux de particules à travers la colonne d'eau dans la région des Bermudes est étroitement liée au cycle annuel de la production primaire dans les eaux de surface. Par la suite, cette observation a été confirmée dans d'autres régions, par exemple en Méditerranée (Miquel et al., 1994), dans l'Atlantique Nord (Newton et al., 1994 ; Jickells et al., 1996; Peinert et al., 1999) et dans l'Atlantique tropical (Neuer et al., 1997). L'activité biologique des eaux superficielles contrôle donc l'export de matière vers la colonne d'eau. Dans la majeur partie de l'océan, la disponibilité des nutriments dans la couche de surface est relativement faible et limite la croissance du plancton. Dans ces zones dites oligotrophes, le flux de matière est de l'ordre de quelques dizaines de mg/m2/j (Bory et al., 2001). A l'opposé, dans les zones côtières et de remontée d'eau (“ upwelling” ) les transports verticaux alimentent efficacement la couche de surface en nutriments, et la croissance du plancton n'est pas limitée. Dans ces zones eutrophes, les flux de matière peuvent être supérieurs à 1000 mg/m2/j (Antia et al., 1999). Les régions dont la productivité est intermédiaire sont qualifiées de mésotrophes. Plus récemment, on a observé que la relation entre la productivité des eaux de surface et l'exportation de matière particulaire est variable, et qu'elle dépend de la composition des communautés phytoplanctoniques (Boyd et Newton, 1995; Lampitt et Antia, 1997; Buesseler, 1998).

Dans les régions où le flux de poussières minérales est important, c'est-à-dire à proximité des régions arides de la planète (Afrique du nord, est asiatique et Proche Orient ; cf. Duce et al., 1991), il peut lui aussi influencer significativement le cycle des particules dans la colonne d'eau. En effet, la matière organique est peu dense et les agrégats sont très poreux (Cowen et Holloway, 1996). La sédimentation des agrégats dépend donc de la présence d'exo-squelettes ou de tests de carbonate de calcium de certaines espèces planctoniques, telles que les foraminifères (Takahashi et Bé, 1984). Par contre, les particules minérales sont généralement de petite taille (quelques ìm au maximum), mais elles sont denses. Elles sont incorporees dans des particules biogéniques dans la couche de surface par collision, ou sont ingérées par des organismes filtreurs (salpes et copépodes), puis rejetées dans les pelotes fécales (Deuser et al., 1983; Buat-Ménard et al., 1989). De cette façon, elles augmentent la densité des agrégats, et par conséquent leur vitesse de chute. L'efficacité de ce processus augmenterait au cours de la chute des particules, au fur et à mesure du recyclage de la matière organique.

Les particules collectées dans la colonne d'eau sont composées de quatre constituants majeurs. Les carbonates proviennent majoritairement d'exo-squelettes phytoplanctoniques, tels que ceux des coccolithes, et de tests zooplanctoniques, tels que ceux des foraminifères et des ptéropodes. L'opale (silice biogénique) provient des exo-squelettes de diatomées ou des tests de radiolaires. Le troisième constituant majeur est la matière organique, et le dernier correspond au matériel terrigène. La proportion des différents constituants varie fortement d'une région à l'autre. Dans l'océan ouvert, la fraction biogène représente au moins 60 % du flux (Jickells et al., 1996). A cause du recyclage important qu'ils subissent dans la colonne d'eau, le flux des constituants biogènes diminue avec la profondeur (Bishop, 1989). Dans certaines régions telles que le Bassin de Panama, on observe une augmentation du flux terrigène avec la profondeur (Honjo et al., 1982). Elle s'explique par la mise en suspension suivi du transport latéral de sédiments accumulés au niveau du talus continental.

2.2 La mesure des flux de matière dans la colonne d'eau

2.2.1 Difficulté des mesures in situ

La mesure des principales entités intervenant dans le cycle des particules océaniques, à savoir la phase dissoute, les particules en suspension et les agrégats (Figure 2) pose de grosses difficultés. Tout d'abord, ces entités sont situées en profondeur, ce qui interdit le recours à des instruments satellites. Il est nécessaire de positionner les appareils dans la mer quelles que soient les conditions météorologiques.

L'échantillonnage des particules est difficile d'une part parce qu'elles sont peu abondantes : on estime qu'en moyenne, à des profondeurs supérieures à 100 m, 1 litre d'eau contient 5 à 20 µg de matière solide (Bishop et al., 1985). Il faut par conséquent pomper plusieurs centaines de litres pour pouvoir filtrer les particules en suspension en quantité suffisante pour les analyses ultérieures. D'autre part, les agrégats ont généralement une structure lâche et poreuse qui les rend très fragiles. Les traceurs utilisés pour étudier le cycle des particules ont des concentrations très faibles dans la phase dissoute (par exemple de l'ordre de 10-15 g/l pour le Th). Il faut donc là aussi prélever des volumes d'eau conséquents pour les mesurer, et utiliser pour chaque traceur des matériaux qui ne risquent pas de contaminer les mesures.

Depuis le début du programme JGOFS, plusieurs stations “ permanentes” ont été mises en place, pour suivre les fluctuations annuelles des flux de matière. Il s'agit par exemple des stations américaines ALOHA près de Hawaï et BATS (Bermuda Atlantic Time-series Station) près des Bermudes. Elles sont étudiées depuis 1988. La France a choisi le site DYFAMED entre Nice et la Corse depuis 1990 pour installer une station fixe (Marty, 1993). Etant donné le coût important du maintien de ces sites d'études, d'autres campagnes sont organisées sur des durées plus courtes, de un à deux ans. C'est le cas du programme EUMELI.

2.2.2 Les instruments de mesure in situ

Le choix des instruments d'échantillonnage détermine la façon dont le système va être représenté, et les hypothèses sur lesquelles reposent les modèles. Les stratégies de mesure du cycle des particules sont basées sur un critère de taille (Figure 3).

(a) Les pièges à particules

L'américain S. Honjo a mis au point les pièges à particules vers 1978. Il s'agit d'entonnoirs d'environ 1 m de diamètre, qui récoltent les particules qui sédimentent par gravité dans la colonne d'eau (Figure 4). La taille de celles-ci est supérieure à une dizaine de microns. A la base du cône se trouve un carrousel de godets récoltant successivement les particules, pendant une durée définie par l'expérimentateur. Les pièges sont placés à différentes profondeurs le long de mouillages fixés au fond ou bien ils dérivent avec les courants sur des lignes reliées en surface à des flotteurs.

Figure 3. Les principaux instruments de mesure des flux dans la colonne d'eau

Cette technique pose cependant des problèmes. Dans les zones de courant latéral intense (> 15 cm/s), les pièges ont tendance à s'incliner et la récolte ne correspond pas aux particules qui chutent librement dans la colonne d'eau (Gust et al., 1994). Les pièges les plus profonds sont envahis par les sédiments mis en suspension (Honjo et al., 1982). De plus, la diffusion turbulente horizontale disperse les particules, donc celles qui sont récoltées en un point peuvent provenir d'une aire étendue en surface (cf. l'étude détaillée proposée par Bory, 1997). D'autre part, il est nécessaire d'ajouter un poison pour limiter la dégradation biologique du matériel. Pour que la masse recueillie soit suffisante pour les analyses ultérieures, les godets doivent collecter le flux pendant au moins une dizaine de jours. On n'enregistre donc qu'un flux moyen. Enfin, en filtrant de l'eau de mer avec une grille, Roy-Barman et al. (2001) ont mis en évidence l'existence de particules de taille équivalente à celles que collectent les pièges, mais de nature et d'origine différentes. Le rôle de ces particules dans l'évolution du flux de particules dans la colonne d'eau est en cours d'investigation.

La récolte de chaque godet est ensuite pesée. On obtient ainsi à chaque profondeur une série temporelle du flux de masse sur la durée du déploiement. Les échantillons sont séparés en sous-échantillons pour permettre la mesure de la concentration d'éléments ou molécules intéressantes.

L'incertitude sur la collecte des pièges est variable et très difficile à estimer. Pour évaluer l'influence des biais hydrodynamiques, on place des courantomètres à proximité des pièges le long des lignes de mouillage pour repérer qualitativement les périodes de forts courants. D'autre part, on retire et compte soigneusement le zooplancton qui s'est introduit dans les godets pour estimer, qualitativement encore, les perturbations induites par l'ingestion et la défécation des organismes.

Par contre, les études radio-isotopiques permettent de quantifier l'efficacité des pièges (Bacon, 1996; Scholten et al., 2001). Elles sont basées sur l'utilisation de couples isotopiques (Tableau 1), qui possèdent deux caractéristiques essentielles :

Père

Fils

Type de piège calibré

238U

234Th (21,1 j)

superficiel et dérivant

234U

230Th (7,52 104 an)

profond

226Ra

210Pb (22,3 an)

profond

235U

231Pa (3,25 104 an)

profond

Tableau 1. Couples radio-isotopiques utilisés pour la calibration des pièges in situ (Bacon, 1996). Entre parenthèses est indiqué le temps de demi-vie de l'élément fils.

Bacon (1996) montre à partir d'une compilation de données que les pièges profonds (> 1700 m) ont une précision de ± 25 %. Les pièges plus superficiels (< 1200 m) sont soumis à des courants latéraux plus intenses en moyenne : ils ont une tendance au sous-échantillonnage, et ne collectent que 35 à 80 % du flux de particules.

(b) Les pompes in situ

Les pompes in situ ont été développées vers 1985 par l'américain J. Bishop (Bishop et al., 1985 ). Elles permettent de filtrer d'importants volumes d'eau (plusieurs mètres cubes) et de recueillir les particules en suspension, dont la taille est supérieure à 0,4-0,65 µm selon le type de filtre utilisé. Elles sont placées aux profondeurs voulues à l'aide d'un câble (Figure 5). On estime que le volume filtré est connu avec une précision d'environ 5 %. Le défaut de cette technique est qu'elle induit un fractionnement des particules au niveau de la pompe et sur le filtre. Le matériau du filtre peut dans certains cas contaminer les mesures.

Suite à l'échantillonnage, l'analyse en laboratoire fournit un profil de la concentration des éléments étudiés en mg/m3 d'eau de mer. La faible quantité du matériel recueilli rend très délicate l'estimation de la masse totale du matériel échantillonné.

Auparavant, on filtrait des échantillons recueillis dans des bouteilles “ Niskin” (Figure 6; Copin-Montégut et Copin-Montégut, 1983) ou “ Go-Flo” (Measures, 1995) de 5 à 30 l. Cette technique est encore utilisée aujourd'hui, mais elle présente de gros inconvénients. Le volume filtré est faible, donc la masse des échantillons de particules est elle aussi très faible. D'autre part, on observe une adsorption des suspensions sur les parois des bouteilles.

Figure 4. Piège à particules conique Technicap PPS5 de 1 m de diamètre dans le port de Monaco (http://www.iaea.org/monaco/news.html)

Figure 5. Pompe in situ le long d'un câble du navire océanographique Le Marion Dufresne, lors de la campagne Antarès IV (http://www.inea.org/monaco/news.html)

Figure 6. Rosette de bouteilles Niskin (http://www.pmel.noaa.gov/epic/ctd/profile-help.html)


(c) Les bouteilles Niskin

Les bouteilles Niskin permettent de prélever des échantillons d'eau de mer de 5 à 30 l à différentes profondeurs (Figure 6). On estime que l'erreur faite sur la pesée du volume prélevé est négligeable. Les échantillons sont filtrés pour retirer les particules de taille supérieure à 0,2 µm environ. Ainsi, la “ phase dissoute” collectee contient de la matière colloïdale. Parfois, les colloides sont prélevés par des techniques d'ultrafiltration qui permettent d'extraire des particules dont la taille est de l'ordre de 0,001 µm (Honeyman et Santschi, 1989). Les analyses faites en laboratoire fournissent des profils de la concentration des éléments étudiés en mg/m3.

L'échantillonnage des phases dissoute et filtrée ne peut être effectué que pendant le temps d'occupation d'un site par un navire. Par conséquent, la couverture spatiale et la résolution temporelle des mesures sont très faibles.

(d) Quelques instruments récents

Comme nous venons de le voir, les pièges à particules ne récolteraient pas toutes les grosses particules, mais surtout, ils détruisent les agrégats généralement très fragiles. Pour étudier la dynamique des agrégats, des instruments photographiques et vidéo ont été mis au point il y a une quinzaine d'années (Stemman, 1998). En particulier, le Profileur Vidéo Marin (PVM ; Figure 7) développé entre 1992 et 1998 par G. Gorsky à l'Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer permet d'observer la distribution verticale des particules comprises entre 100m m et quelques millimètres de diamètre (Figure 3 ; Stemman et al., 2000). Le PVM peut être immergé jusqu'à 1000 m de profondeur.

Figure 7. Profileur Vidéo Marin développé par G. Gorsky en
1992 (http://www.obs-vlfr.fr/~pvm/)

Les appareils optiques ont fait leur apparition dans les années 1970, lorsque Brun-Cottan (1976) a mis au point le premier compteur de particules marines. Depuis quelques années, l'emploi des appareils optiques s'est développé. Ils utilisent le fait que les différents constituants de la matière particulaire (cellules vivantes, détritus…) modifient de façon spécifique les qualités spectrales de la lumière. Les fluorimètres permettent de quantifier l'importance relative des espèces phytoplanctoniques (Claustre, 1994; Athias, 1995). D'autres appareils mesurent le coefficient d'absorption de l'eau de mer. Il est alors possible d'estimer l'importance relative du phytoplancton, de ce qu'on appelle la matière organique dissoute colorée et des particules non pigmentées (Claustre et al., 2000). La mesure du coefficient de dispersion donne accès à la charge en particules de taille inférieure à 10m m et à la concentration en carbone particulaire. Enfin, les compteurs de particules laser permettent de mesurer des spectres de tailles et des concentrations de particules sur des gammes de tailles comprises entre ~1 et 100m m. Ces appareils sont arrimés le long de lignes de mouillage fixes (Dickey et al., 1998) ou sont utilisés pour analyser des échantillons d'eau remontés à bord des navires (Claustre et al., 2000).

(e) Récapitulatif

L'échantillonnage in situ est une des principales difficultés de l'étude de la biogéochimie des océans. Comme nous venons de le voir, nous ne disposons pas d'observation de la colonne d'eau à l'échelle globale. En outre, il est difficile d'estimer la représentativité des mesures faites en une station par rapport à l'hétérogénéité spatiale de l'océan.

Les mesures de la colonne d'eau ont également une faible résolution temporelle, et variable selon la phase échantillonnée. Le nombre de données collectées pendant les programmes durant une à deux années est donc très réduit.

Enfin, obtenir des observations précises est délicat, étant données à la fois les conditions météorologiques et la méticulosité exigée par certaines mesures analytiques.

2.2.3 Les expériences in vitro

Parallèlement aux mesures in situ, l'étude de la colonne d'eau est basée sur des expériences réalisées en laboratoire à partir d'échantillons prélevés pendant les campagnes. Les dispositifs expérimentaux sont développés de façon à analyser la cinétique d'un processus précis. Par exemple au LEGOS, notre équipe a étudié les processus responsables de la dissolution de traceurs inorganiques fixés sur des agrégats (Arraes-Mescoff et al., 2001). L'équipe du Laboratoire de Microbiologie Marine de Marseille a elle analysé le mécanisme de décomposition microbienne du même type de particules (Sempéré et al., 2000).

Il est important de mentionner que les processus analysés par ces expériences ont des échelles temporelles et spatiales beaucoup plus réduites que celles du cycle des particules dans l'ensemble de la colonne d'eau. Il faut également rappeler que les conditions expérimentales sont artificielles. Ces expériences exigent par exemple de concentrer le milieu en particules, à cause des limites de résolution des mesures (Arraes-Mescoff et al., 2001). Dans les expériences de dégradation microbienne le développement des bactéries n'est pas limité par des prédateurs, mais il peut être limité par le non renouvellement des nutriments dans le milieu. Ces expériences ne prennent pas non plus en compte l'influence des processus physiques sur la dégradation des particules.

Figure 8. Localisation des sites EUMELI dans le contexte hydrologique régional. CC: Courant des Canaries; NASG: Gyre Subtropicale Nord Atlantique; NECC: Contre-Courant Nord Equatorial; NEC: Courant Nord Equatorial; MU: Upwelling Mauritanien.

2.3 Présentation du programme EUMELI

Le programme national EUMELI a été défini dans les années 1986-1988, dans le cadre de la participation française au programme international JGOFS. L'objectif était d'étudier les processus contrôlant le flux de particules, depuis leur formation dans la couche euphotique jusqu'à leur incorporation dans le sédiment. La région d'étude est celle de l'upwelling mauritanien. Les sites d'échantillonnage ont été sélectionnés lors de la première campagne en juillet 1989.

2.3.1 Localisation des stations échantillonnées dans le contexte régional

Dans le cadre d'EUMELI, la colonne d'eau a été échantillonnée au niveau de trois sites. Leur dénomination et leurs coordonnées géographiques sont indiquées dans le Tableau 2.

Site

Coordonnées

Profondeur moyenne(m)

Distance à la côte (km)

Production primaire annuelle moyenne (gC/m2)*

Eutrophe

20°32'N, 18°36'W

2000

200

535

Mésotrophe

18°30'N, 21°00'W

3100

400-500

260

Oligotrophe

21°00'N, 31°00'W

4600

1400

110

Tableau 2. Caractéristiques des trois sites EUMELI (* : Morelet al., 1996)

Le contexte hydrologique régional est complexe. La zone étudiée est située au coin sud-est de la gyre subtropicale nord atlantique, caractérisée par une circulation anticyclonique (Figure 8). La coupe transversale représentée sur la Figure 9 montre l'existence de deux structures frontales. L'une concerne les eaux centrales observées depuis la base de la couche mélangée (SWnote 3) jusqu'à ~800 m de profondeur. Il s'agit de la rencontre entre l'eau centrale nord atlantique (NACW) et l'eau centrale sud atlantique (SACW) au niveau de la zone frontale du Cap Vert (CVFZ ; Zenk et al., 1991). Les caractéristiques de ce front sont très variables dans le temps et dans l'espace. Les sites Eutrophe (“ site E” ) et Mésotrophe (“ site M” ) sont situés à l'intérieur de la zone frontale (Pierre et al., 1994). Le site Oligotrophe (“ site O” ) est occupé essentiellement par la NACW. Sous ce premier front et entre 1000 et 2000 m, se produit la rencontre entre la langue d'eau méditerranéenne (MOW ) descendant vers le sud, et les eaux antarctiques intermédiaires (SAIW) remontant vers le nord. Les trois sites EUMELI sont situés au sud de ce front, sous l'influence de la SAIW (Pierre et al., 1994). Sous cette discontinuité se trouve l'eau profonde nord atlantique (NADW) de nature très hétérogène. Enfin, entre 4000 m environ et le fond, on repère la “ Lower Deep Water” (McCartney et al., 1991) ou eau de fond antarctique (AABW). Cette masse d'eau très homogène verticalement provient du bassin ouest de l'Atlantique et traverse la ride médio-atlantique par la zone de fractures Romanche (Mercier et al., 1994; Mercier et Morin, 1997; Mercier et Speer, 1998; Messias et al., 1999). Elle remplit la région du plateau du Cap Vert, et la partie sud du Bassin des Canaries.

En surface, sous l'influence des alizés qui soufflent vers le sud-ouest (Figure 10), le courant des Canaries (CC) longe les côtes mauritaniennes (Figure 8). Il se détache de la marge continentale pour former de courant nord équatorial (NEC) dirigé vers l'ouest. Plus au sud, on localise le contre-courant nord équatorial (NECC), qui s'écoule vers l'est. La circulation de surface migre latitudinalement avec les saisons sous l'influence des mouvements de la zone de convergence inter-tropicale (ITCZ) des alizés. Le système se déplace vers le nord en été, et vers le sud en hiver.

Figure 9. Stratification des masses d'eau et circulation océanique le long de la marge continentale africaine nord-ouest (extraite de Sartheinet al., 1982). AABW: eau de fond antarctique; CC: courant des Canaries; EUC: sous-courant équatorial; GW: courant de Guinée; MOW: eau méditerranéenne; NACW: eau centrale nord-atlantique; NADW: eau profonde nord atlantique; SACW: eau centrale sud atlantique; SAIW: eau intermédiaire sud atlantique; SW: eau de surface

Figure 10. Champs de vents zonaux moyens dans la couche comprise entre 0 et 400 m au-dessus de l'Atlantique Nord tropical en janvier (a) et juillet (b; extraite de Chiapelloet al., 1995)

Une autre structure importante dans ce contexte hydrologique est la zone de remontée d'eaux profondes le long de la côte nord-ouest de l'Afrique (Figure 8). Les alizés en soufflant de la côte entraînent les eaux de surface vers le large. Ce déplacement d'eau est compensé par l'ascension d'eaux côtières profondes. Elles sont plus froides que les eaux qu'elles remplacent et surtout beaucoup plus riches en nutriments. Par conséquent, elles sont le siège d'une activité biologique importante (Figure 11).

La position et l'intensité de l'upwelling évoluent elles aussi en fonction des variations saisonnières de l'ITCZ (Van Camp et al., 1991; Nykjaer et Van Camp, 1994). Entre 20 et 25°N l'upwelling est actif toute l'année et son intensité est maximale au printemps et en automne. Au sud de 20°N son activité est intense, mais limitée à l'hiver et au printemps. En règle générale, l'influence de l'upwelling est concentrée sur la pente du talus continental, soit dans une bande de 20 à 50 km de large le long de la côte. Cependant, la convergence du CC (dirigé vers le sud) et du NECC (dirigé vers le nord, cf. Figure 8) peut parfois induire la formation de filaments géants dont les méandres s'étendent jusqu'à 450 km du talus continental (Van Camp et al., 1991; Berthon, 1992).

Figure 11. Carte composite de concentrations moyennes en chlorophylle a
pour le mois de janvier dans l'Atlantique Nord mesurées par l'instrument SeaWIFS (Sea-viewing WIde Field-of-view Sensor ) opérationnel depuis septembre 1997 ( http://daac.gsfc.nasa.gov/CAMPAIGN_DOCS-/OCDST/ocdst_north_atlantic_productivity.html)

Dans ce contexte, les trois sites EUMELI ont été positionnés de façon à permettre l'étude de la variabilité des flux de matière entre trois régimes de productivité différents (Morel, 2000). Les estimations de la production primaire annuelle moyenne réalisées par Morel et al. (1996) sont données dans le Tableau 2. Le site Eutrophe est localisé à proximité de la source des eaux remontées. Le site Oligotrophe, situé à la périphérie de la gyre nord atlantique, est en dehors de l'influence directe de l'upwelling. Le site Mésotrophe a une position et une productivité moyenne annuelle intermédiaires. D'après les images de la couleur de l'océan (Van Camp et al., 1991), il est parfois atteint par des filaments géants.

Figure 12. Carte globale de la distribution des aérosols réalisée à partir des mesures de l'instrument POLDER porté par le satellite ADEOS du CNES (http://wwwprojet.cst.cnes.fr:8060/POLDER/SCIEPROD/ae9706.htm)

Enfin, la région EUMELI se trouve à proximité de l'une des sources d'aérosols minéraux les plus importantes à l'échelle mondiale, à savoir le Sahara (Figure 12) : il contribue à 30 à 70 % du flux d'aérosols minéraux mondial. Plus précisément, les poussières déposées au niveau des sites EUMELI proviennent majoritairement de la Mauritanie, du Mali, du Maroc et du sud de l'Algérie, et dans une moindre mesure du Sénégal et de la Guinée (Grousset et al., 1998). Localement, le flux de poussières sahariennes dépend de la circulation dans les basses couches de l'atmosphère. En hiver, l'ITCZ est située aux alentours de 5°N et les alizés soufflent d'est en ouest (Figure 10). En particulier, les alizés continentaux (Harmattan) transportent les poussières sahariennes vers l'océan. La concentration en poussière minérale dans l'air varie entre 60 et 120m g/m3 en décembre et janvier (Bory, 1997). En été, la zone de convergence occupe sa position la plus septentrionale, à environ 20°N. La région de l'upwelling mauritanien est sous l'influence des alizés maritimes qui longent la côte africaine. L'Harmattan emporte les poussières désertiques vers l'est du continent africain. Ainsi, la concentration en aérosols minéraux en juillet-août est toujours inférieure à 20m g/m3. Cet apport de poussières constitue la principale source de matériel terrigène sur la zone, étant donnée l'influence négligeable des apports fluviatiles (Legeleux, 1994).

Etant donnée leur localisation par rapport la côte africaine (Tableau 2), on observe du site E au site O une diminution du flux de poussières minérales. A partir des images du satellite Météosat enregistrées entre 1987 et 1994 et de modèles du dépôt sec et humide des aérosols, Bory (1997) a estimé le flux journalier moyen aux site M et O. Au site O, il serait d'environ 6 mg/m2/j, c'est-à-dire 7 fois plus faible qu'au site M.

Entité biogéochimique

Caractéristiques

Références

carbone organique (Corg)

composant majeur

Avril, 1995), Legeleux et al. (1996), Khripounoff et al. (1998), Bory et al. (2001)

carbonates (CaCO3)

composant majeur, permet de quantifier le carbone inor-ganique

Legeleux et al. (1996), Khri-pounoff et al. (1998), Bory et al. (2001)

azote (N)

composant majeur

Khripounoff et al. (1998)

opale (SiO2)

composant majeur

Bory et al. (2001)

aluminium (Al)

traceur de la fraction litho-gène

Bory (1997), Tachikawa et al. (1997 ; 1999), Bory et New-ton (2000), Bory et al. (2001)

baryum (Ba)

traceur du flux de matière exportée

Legeleux et Reyss (1996), Jeandel et al. (2000)

plomb anthropique

traceur des sources et des processus de transfert des particules

Hamelin et al. (1997), Alle-man et al., 1999)

plomb 210 (210Pb)

outil de calibration des pièges profonds

Legeleux et al. (1996)

néodyme (Nd) manga-nèse (Mn) et terres rares (REE)

traceurs des sources de matière vers l'océan et des processus du cycle particu-laire

Tachikawa (1997), Tachika-wa et al. (1997 ; 1999)

Tableau 3. Principaux constituants de la matière particulaire échantillonnés dans la colonne d'eau à l'occasion du programme EUMELI

2.3.2 Stratégie d'échantillonnage de la colonne d'eau

L'échantillonnage de la colonne d'eau aux trois sites s'est déroulé de février 1991 à décembre 1992. La stratégie employée a permis de mesurer à la fois la distribution des constituants majeurs de la matière particulaire, et celle de traceurs du cycle particulaire. Le Tableau 3 énumère les entités biogéochimiques dont les mesures ont été complètement interprétées et publiées. Nous avons rassemblé et organisé les mesures que l'on nous a fournies, puis nous les avons transmises à la base de données France-JGOFS (http://www.obs-vlfr.fr/jgofs/html/bdjgofs.html). Leur inventaire complet ainsi que leurs sources sont détaillés dans l'Annexe 1.

(a) Mesure du flux particulaire

Seuls les sites O et M ont été équipés de pièges à particules.

Echantillonnage par les pièges à particules au site oligotrophe

Le site O (Tableau 2) était équipé de cinq pièges à particules coniques Technicap PPS5 identiques à celui de la Figure 4. Ils portaient chacun un carrousel muni 24 godets. Ils étaient arrimés sur deux lignes de mouillages distinctes, éloignées d'approximativement 4 km. Trois pièges étaient immergés à 250, 1000 et 2500 m à 21°03'N, 31°10'W (Bory et al., 2001) et deux autres à 4400 et 4590 m à 21°04'N, 31°12'W (Khripounoff et al., 1998) sur un fond moyen de 4600 m (Tableau 4). Ils ont été déployés trois fois, et à chaque fois pour une durée d'environ 7 mois, entre le 18 février 1991 et le 1er décembre 1992 (Figure 13). La période de collecte des godets était de 10 jours pour les deux premiers déploiements, et de 8 jours pour le troisième. La rotation des godets était synchrone entre les deux lignes de mouillage, et entre les profondeurs.

Figure 13. Echantillonnage des pièges à particules au site O. Les triangles
symbolisent la date d'immersion des pièges, et les tirets la durée d'échantillonnage
pour chacun des trois déploiements (Tableau 4). Les échantillons des pièges représentés
en couleur (1000, 2500 et 4400 m) sont exploitables; ceux des pièges représentés en noir
(250 et 4590 m) ne le sont pas.

Afin d'évaluer l'efficacité de collecte des pièges, des courantomètres Aandera ont été fixés à 10 m au-dessus ou en-dessous de chaque piège. D'autre part, les organismes présents dans les godets (“ nageurs” ) ont été comptés et retirés. Il apparaît qu'à 250 m, la vitesse des courants a souvent excédé le seuil des 15 cm/s, ce qui a induit un mauvais fonctionnement du piège. D'autre part, les nageurs étaient très nombreux. Par conséquent, les échantillons prélevés à 250 m ont été considérés inexploitables (Bory et al., 2001).

Par contre, les travaux de Khripounoff (1998) et Bory et al. (2001) montrent que les courants enregistrés à 1000, 2500 et 4400 m n'ont pas perturbé significativement la collecte. De plus, les nageurs étaient en nombre négligeable. Legeleux et al. (1996) ont proposé une analyse plus quantitative de l'efficacité des pièges, en comparant le flux de 210Pb mesuré par les pièges et le flux moyen à long terme mesuré dans des carottes sédimentaires (section 2.2.2(a)). Les flux mesurés par les pièges situés à 2500 et 4400 m sont en accord avec l'enregistrement sédimentaire. Par contre, le flux mesuré à 4590 m (soit à 10 m du fond) est deux fois plus important que le flux moyen à long terme, ce qui suggère que ce piège a été contaminé par la mise en suspension des sédiments déposés. Ce type d'analyse ne peut pas être appliqué au piège situé à 1000 m dans la mesure où il est trop éloigné du fond.

Profondeurs échantillonnées (m)

Déploiement

Durée de l'échantillonnage

Période de collecte des godets (j)

Nombre d'échantillons

1000

(21°03'N, 31°10'W)

1

2

3

19/02/91-18/09/91

25/09/91-06/05/92

28/05/92-01/12/92

10

10

8

23

24

24

2500

(21°03'N, 31°10'W)

1

2

3

23/02/91-18/09/91

25/09/91-06/05/92

28/05/92-01/12/92

10

10

8

22

24

24

4400

(21°04'N, 31°12'W)

1

2

3

23/02/91-18/09/91

29/09/91-06/05/92

01/06/92-01/12/92

10

10

8

21

22

23

Tableau 4. Caractéristiques temporelles et spatiales des échantillons exploitables collectés par les pièges utilisés au site O

En conclusion, seules les mesures des pièges fixés à 1000, 2500 et 4400 m sont exploitables (Tableau 4). L'ensemble des mesures analytiques réalisées à partir des échantillons sont présentées en Annexe 1 (Tableau 26).

Echantillonnage par les pièges à particules au site mésotrophe

Le site M (Tableau 2) était équipé de quatre pièges, identiques à ceux positionnés au site O. Ils étaient fixés sur une seule ligne de mouillage et à 250, 1000, 2500 et 3000 m de profondeur, sur un fond de 3100 m (Bory et al., 2001 ; Figure 14). Comme au site O, ils ont été déployés trois fois, entre le 12 février 1991 et le 1er décembre 1992. La durée des déploiements et les périodes de collecte par les godets étaient identiques aux deux sites (Tableau 5).

Pour les mêmes raisons qu'au site O, les échantillons prélevés à 250 m ne sont pas exploitables. Les courants mesurés au niveau des trois autres pièges n'ont vraisemblablement pas induit de biais hydrodynamique majeur. Les nageurs étaient en nombre négligeable à 1000 et 3000 m. Par contre, des restes de poissons ont été retrouvés dans les godets placés à 2500 m pendant le second déploiement, ce qui rend ces échantillons peu fiables. De plus, pendant ce même déploiement, le piège situé à 1000 m a mal fonctionné et aucun échantillon n'est disponible. L'analyse réalisée par Legeleux et al. (1996) montre une bonne correspondance entre le flux de 210 Pb mesuré à 2500 m et le flux moyen à long terme pendant le premier et le troisième déploiement. Par contre, le flux de 210Pb mesuré à 3000 m est significativement plus faible que celui calculé à partir des carottes sédimentaires. Mais il n'a été mesuré que pendant 6 mois à 3000 m (juin-décembre 1992), il n'est donc pas représentatif de l'enregistrement sédimentaire.

Profondeurs échantillonnées (m)

Déploiement

Durée de l'échantillonnage

Période de collecte des godets (j)

Nombre d'échantillons

1000

(21°00'N, 31°00'W)

1

3

12/02/91-12/09/91

05/06/92-01/12/92

10

8

24

24

2500

(21°00'N, 31°00'W)

1

2

3

12/02/91-12/09/91

19/09/91-17/01/92

05/06/92-01/12/92

10

10

8

24

12

24

3000

(21°00'N, 31°00'W)

2

3

29/09/91-06/05/92

06/06/92-01/12/92

10

8

22

23

Tableau 5. Caractéristiques temporelles et spatiales des échantillons exploitables collectés par les pièges utilisés au site M.

Figure 14. Echantillonnage des pièges à particules au site M. Les triangles
symbolisent la date d'immersion des pièges, et les tirets la durée d'échantillonnage
pour chacun des trois déploiements (Tableau 5). Les échantillons des pièges représentés
en couleur (1000, 2500 et 3000 m) sont exploitables; ceux du piège représenté en noir
(250 m) ne le sont pas.

En conclusion, les échantillons prélevés à 1000 pendant le premier et le troisième déploiement sont exploitables, ainsi que ceux prélevés à 2500 m et à 3000 m pendant le second et le troisième déploiement (Figure 14). L'ensemble des mesures analytiques réalisées sur les échantillons sont présentées en Annexe 1 (Tableau 27).

Etant donnés les échantillons disponibles, la base de données EUMELI ne permet de quantifier les processus dans la colonne d'eau qu'entre 1000 m et le sédiment aux sites oligotrophe et mésotrophe.

(b) Echantillonnage de la phase en suspension

Les particules en suspension ont été prélevées à partir de pompes in situ munies de filtres dont la porosité est de 0,65m m pour mesurer la concentration des traceurs inorganiques (Tachikawa, 1997; Tachikawa et al., 1999). A cette époque, la communauté française ne disposait que de deux pompes, donc un seul profil a été réalisé pour chacun des trois sites en juin 1992. Il s'agit de profils composites, c'est-à-dire que les profondeurs ont été échantillonnées à des dates différentes. Celles-ci sont indiquées dans le Tableau 6. Ce tableau montre que le nombre d'échantillons permettant d'étudier la colonne d'eau entre 1000 m et le fond est très réduit. L'inventaire des mesures analytiques réalisées sur ces échantillons est présenté en Annexe 1.

Site échantillonné

Profondeurs échantillonnées (m)

Eutrophe(06/92)(20°32'N, 18°37'W)

10


20


50


100


500


1000


1600


1800

Mésotrophe(06/92)(18°30'N, 21°07'W)

10


20


50


100


2500

Oligotrophe(06/92)(21°04'N, 31°12'W)

10


50


100


250


1000

Tableau 6. Echantillonnage de la phase en suspension aux sites EUMELI en juin 1992 (Tachikawa, 1997; Tachikawaet al., 1999). Les échantillons pouvant servir à l'étude de la colonne d'eau entre 1000 m et le fond sont indiqués en gras.

La faible résolution spatiale et temporelle de l'échantillonnage in situ de la phase en suspension est une caractéristique valable pour un grand nombre de programmes. On pense en effet que cette phase et en particulier sa fraction inorganique sont peu variables dans la couche profonde (Biscaye et Eittreim, 1977; Sherrell et Boyle, 1992; Sarthou et Jeandel, 2001). Nous reviendrons sur cette hypothèse dans les chapitres 11 et 12. Mentionnons que plusieurs profils de carbone organique en suspension ont été réalisés au site O (Bentaleb, 1994), mais les mesures ne seraient pas fiables (R. Sempéré, communication personnelle, 2000).

(c) Echantillonnage de la phase dissoute

Des échantillons d'eau de mer ont été prélevés à partir de bouteilles Niskin (Figure 6 ; Tachikawa, 1997) pour mesurer la concentration des traceurs inorganiques dissous (Annexe 1). Comme pour la phase en suspension, un seul profil est disponible pour chaque station. L'étude hydrologique réalisée par Pierre et al. (1994) suggère en effet que les propriétés des masses d'eau comprises entre 1000 m est le fond varient peu au cours du temps. Nous reviendrons sur la validité de cette stratégie d'échantillonnage dans les chapitres 11 et 12. Les profils ont été réalisés en septembre 1991 et/ou en juin 1992. Les profondeurs échantillonnées sont indiquées dans le Tableau 7. Comme pour les particules en suspension, nous disposons de peu d'échantillons pour l'étude de la colonne d'eau entre 1000 m et le fond.

Site échantillonné

Profondeurs échantillonnées (m)

Eutrophe(06/92)(20°32'N, 18°37'W)

50


100


200


500


1100

Mésotrophe(09/91)(18°30'N, 21°07'W)

50-60


140


250


500


1000


2500

Oligotrophe(09/91)(21°04'N, 31°12'W)

50


100


175


250


1000 (06/92)


2500

Tableau 7. Echantillonnage de la phase dissoute aux sites EUMELI (Tachikawa, 1997). Les échantillons pouvant servir à l'étude de la colonne d'eau sont indiqués en gras.

Sites échantillonnés

Dates des échantillonnages

Eutrophe(20°32'N, 18°37'W)

5-7/06/92


09-12/12/92

Mésotrophe(18°30'N, 21°07'W)

16-18/09/91


06-10/10/91


28-30/05/92


13-17/12/92

Oligotrophe(21°04'N, 31°12'W)

22-24/09/91


13-20/10/91


24-28/05/92


20-23/12/92

Tableau 8. Dates des mesures des profils de carbone organique dissous aux sites EUMELI (Avril, 1995).

En outre, plusieurs profils de la concentration en Carbone Organique Dissous (COD) ont été mesurés aux trois sites EUMELI (Avril, 1995 ; http://www.obs-vlfr.fr/jgofs/html/bdjgofs.html). Les dates des échantillonnages sont indiquées dans le Tableau 8. Leur résolution verticale entre 1000 m et le fond varie entre quelques dizaines de mètres et 500 m.

2.3.3 Caractéristiques des sites oligotrophe et mésotrophe

L'analyse de quelques séries temporelles des flux de matière mesurées aux sites EUMELI oligotrophe et mésotrophe révèle des différences significatives entre leurs amplitudes et leurs compositions.

(a) Caractéristiques des flux de matière au site oligotrophe

Au site O, le flux de masse varie entre 3 et 90 mg/m2/j selon la profondeur et la période de collecte (Figure 15a). La moyenne du flux sur la période allant d'avril 1991 à avril 1992, où les flux on été mesurés simultanément aux trois profondeurs, est de 37,2 mg/m2/j à 1000 m, 37,8 mg/m2/j à 2500 m et 27,9 mg/m2/j à 4400 m (Tableau 9). Ces valeurs sont caractéristiques des régions oligotrophes (Jickells et al., 1996; Lampitt et Antia, 1997). Les trois séries temporelles montrent globalement la même évolution temporelle, ce qui suggère un transfert de matière essentiellement vertical. Cela signifie aussi que l'on peut négliger l'influence de l'utilisation de deux lignes de mouillage distinctes pour les trois pièges. L'absence de couche néphéloïde dans les couches intermédiaires et profondes confirme le caractère négligeable de l'advection latérale à ces profondeurs (Bory et al., 2001).

Profondeur (m)

Flux de masse (mg/m2/j)

Concentration en carbone organique (%)

Fraction carbonatée (%)

Fraction lithogène (%)


moyenne

écart type

moyenne

écart type

moyenne

écart type

moyenne

écart type

1000 m

37,2

12,4

5,4

0,8

55,6

2,1

25,9

4,8

2500 m

37,8

10,4

4,2

0,7

57,0

1,3

28,3

3,3

4400 m

27,9

8,9

3,6

0,3

n.d.

n.d.

n.d.

n.d.

Tableau 9. Flux de masse moyen et sa composition moyenne dans la colonne d'eau au site O (n.d. :absence de mesure). Les calculs ont été faits à partir des données collectées simultanément d'avril 1991 à avril 1992 (367 jours).

On note une légère diminution du flux de masse et de l'amplitude de ses variations entre 1000 et 2500 m (Figure 15a). La diminution du flux de masse est plus marquée entre 2500 et 4400 m (Tableau 9). La série temporelle enregistrée à 2500 m montre un retard d'environ un intervalle de collecte (~10 jours) par rapport à la série mesurée à 1000 m. Par contre, les événements semblent se produire simultanément à 2500 et 4400 m, relativement à la période de collecte.

Figure 15. Flux de masse (a), de carbone organique (b) et d'aluminium (c) mesurés dans la colonne d'eau au site O

On n'observe pas de variation saisonnière du flux de masse (Figure 15a). Ceci est cohérent avec l'absence de saisonnalité dans l'évolution temporelle de la production primaire (Morel et al., 1996) qui s'explique par l'absence de mélange hivernal aux basses latitudes. On observe par contre des oscillations rapides et assez régulières, dont la période serait comprise entre 1 à 2 mois (Khripounoff et al., 1998). Elles seraient dues à l'existence de courants périodiques générés au niveau de la CVFZ : ils transportent vers l'ouest des filaments d'eaux originaires de l'upwelling côtier (Berthon, 1992). Selon Dadou et al. (1996) les oscillations pourraient aussi être crées par le NEC (Figure 8). En effet, celui-ci entraîne l'apparition de tourbillons à méso-échelle (50-200 km) qui, tout en se déplaçant vers l'ouest, provoquent localement des remontées d'eaux enrichies en nutriments. Les séries temporelles ne montrent pas non plus de différence significative entre 1991 et 1992.

La composition du matériel exporté est relativement constante au cours du temps, ce qui explique que le flux de carbone organique (Corg) et d'aluminium (Al) montrent la même variabilité temporelle que le flux de masse aux trois profondeurs (Figure 15b-c). Le matériel particulaire est essentiellement composé de carbonates et de matériel lithogène (Tableau 9). Le flux de Corg annuel moyen à 1000 m représente environ 0,6 % de la production primaire (Tableau 2). Ceci s'explique par la dominance du picoplancton dans la communauté autotrophe de surface (Claustre et Marty, 1995). Ce type de communauté est généralement associé à un important recyclage, donc à une exportation limitée de matière organique produite en surface (Boyd et Newton, 1995; Wassman, 1998). La concentration en Corg diminue avec la profondeur, alors que les concentrations en carbonates et en Al augmentent légèrement.

Deux structures particulières doivent être mentionnées. Le flux de masse est beaucoup plus faible à 1000 m qu'à 2500 et 4400 m de juillet à septembre 1991, et en novembre et décembre 1992 (Figure 15a). Cette particularité se retrouve dans les composantes du flux (Figure 15b-c). Elle s'explique très vraisemblablement par le sous-échantillonnage du piège fixé à 1000 m. En effet, c'est un phénomène fréquent pour les pièges relativement superficiels (< 1200 m, cf. Bacon, 1996; Scholten et al., 2001). De plus, les deux épisodes problématiques succèdent deux périodes où le courant a été particulièrement intense à 1000 m (Bory et al., 2001).

(b) Caractéristiques des flux de matière au site mésotrophe

Au site M, le flux de masse est en moyenne 5 à plus de 6 fois plus élevé qu'au site O selon la profondeur (Tableau 10) et montre des variations temporelles beaucoup plus importantes. Par exemple, il varie entre 15 et 750 mg/m2/j à 1000 m (Figure 16a). L'augmentation du flux de masse moyen du site O au site M est cohérente avec celle de la production primaire (Tableau 2), et avec celle du flux de poussières minérales. Lorsque les trois profondeurs sont échantillonnées simultanément, on observe une grande similitude entre leurs variations temporelles, ce qui suggère que la composante dominante du flux est verticale.

Figure 16. Flux de masse (a), de carbone organique(b) et d'aluminium (c) mesurés dans la colonne d'eau au site M

Les séries temporelles ne montrent pas de variation saisonnière marquée, mais on note de fortes différences entre 1991 et 1992. Au début et à la fin du printemps 1991, on observe deux larges pics, au cours desquels le flux de masse peut dépasser 700 mg/m2/j. La moyenne du flux de masse pour cette période est d'environ 300 mg/m2/j (Tableau 10 ; Figure 16a). Un autre pic moins important est observé au cours de l'été 1992. Il est caractérisé par un flux de masse moyen de l'ordre de 200 mg/m2/j. Entre ces deux périodes, le flux de masse moyen est d'environ 110 mg/m2/j. Cette variabilité temporelle complexe reflète celle des méandres d'eaux enrichies en nutriments, qui sont générés au niveau de l'upwelling et dont on sait qu'ils peuvent atteindre le site mésotrophe (Berthon, 1992; Morel et al., 1996).

Profondeur (m)

Flux de masse (mg/m2/j)

Fraction de carbone organique (%)

Fraction carbonatée (%)

Fraction lithogène (%)


moyenne

écart type

moyenne

écart type

moyenne

écart type

moyenne

écart type

février-juillet 1991 (“ bloom” ), 170 jours de collecte

1000 m

292,5

200,1

11,9

4,8

42,6

7,9

22,7

8,6

2500 m

306,1

178,8

9,9

4,9

50,3

4,8

23,9

9,1

octobre 1991-janvier 1992, 110 jours de collecte

2500 m

116,3

10,6

4,5

0,4

40,0

5,3

36,0

5,3

3000 m

109,4

20,2

4,4

0,3

n.d.

n.d.

n.d.

n.d.

juin-décembre 1992 (“ fin de bloom” ), 179 jours de collecte

1000 m

211,2

68,6

3,8

1,2

61,3

13,5

30,8

9,6

2500 m

190,1

63,4

3,0

0,7

56,9

8,4

25,4

8,9

3000 m

204,1

69,8

2,9

0,5

64,7*

9,9

n.d.

n.d.

Tableau 10. Flux de masse moyen et sa composition moyenne dans la colonne d'eau au site M (n.d: absence de mesure; * : le calcul a été fait avec un nombre de données réduit, soit 88 jours de collecte uniquement)

Sur la Figure 16a on n'observe pas nécessairement de diminution du flux de masse avec la profondeur. De plus, lorsque les trois profondeurs sont échantillonnées simultanément, les évènements se propagent “ instantanément” dans la colonne d'eau relativement à la période de collecte des godets. Ces caractéristiques suggèrent un transport vertical de la matière plus rapide au site M qu'au site O.

En moyenne, la matière particulaire est beaucoup plus riche en matière organique qu'au site O (Tableau 10). Sur les périodes où le flux de Corg à 1000 m a été mesuré (Figure 14), sa valeur moyenne annuelle représente environ 3 % de la production primaire (Tableau 2). La composition du flux de masse est aussi beaucoup plus variable qu'au site O, ce qui explique que les flux de Corg et d'Al ne reflètent pas les mêmes variations temporelles que le flux de masse (Figure 16b-c). Ainsi, les deux pics de 1991 ont induit l'exportation de matériel très riche en matière organique (Tableau 10). Celle-ci tend à diluer la fraction lithogénique. Ces flux importants seraient provoqués par l'advection de masses d'eau originaires de l'upwelling, localisant un bloom en plein développement (Bory et al., 2001). Par contre, le pic de l'été 1992 est dominé par les carbonates : il aurait été provoqué par l'advection d'eaux hébergeant un bloom en déclin. La fraction lithogénique est par contre dominante entre les pics. Les filaments d'eau originaires de l'upwelling sont caractérisés par la présence de communautés autotrophes de type eutrophe, ce qui explique l'efficacité de l'export de la matière organique au-delà de la couche de surface.

La Figure 16 montre que les flux enregistrés de juillet à septembre 1991 sont beaucoup plus faibles à 1000 m qu'à 2500 m. Comme pour le site O, cette particularité peut être expliquée par une tendance au sous-échantillonnage du piège fixé à 1000 m.

2.4 Conclusion du chapitre

Les instruments et la stratégie de mesure employés dans le cadre du programme EUMELI permettent de constituer une base de données pour décrire les flux de particules dans la colonne d'eau à partir de 1000 m de profondeur en deux sites aux propriétés bien distinctes. Le site oligotrophe est caractérisé par une grande stabilité temporelle. La productivité primaire annuelle au second site suggère un régime mésotrophe, mais l'amplitude et la composition des flux collectés sont très variables au cours du temps. Les campagnes ont aussi fourni des mesures de la distribution des constituants du flux de particules et des traceurs du cycle particulaire dans les phases dissoute et en suspension.

Cependant, la seule analyse qualitative des mesures ne permet pas de quantifier les processus responsables de ces flux. Pour décrire et caractériser le fonctionnement de la colonne d'eau malgré la complexité des mécanismes en jeu, nous proposons d'utiliser un modèle des flux de matière dans la colonne d'eau.




Chapitre 3 Modélisation des flux de matière océanique

Ce chapitre est consacré à la description du modèle utilisé pour simuler les flux de matière dans la colonne d'eau profonde aux sites EUMELI oligotrophe et mésotrophe. Ses propriétés dynamiques vont directement influencer la détermination de la méthode appropriée pour quantifier les processus des échanges dissous-particulaire.

3.1 Application du modèle COLDO aux sites EUMELI

3.1.1 Choix méthodologiques

Les choix méthodologiques nécessaires à l'élaboration d'un modèle dépendent directement de l'objectif à atteindre, aussi est-il bon de le rappeler. Il s'agit de quantifier les processus expliquant l'évolution temporelle et verticale des flux de matière aux sites EUMELI O et M.

Pour que le modèle soit pertinent, il doit être cohérent avec la nature des données disponibles pour le contraindre, ainsi qu'avec leur résolution spatiale et temporelle. La stratégie d'échantillonnage est basée sur l'hypothèse que les flux de matière sont essentiellement verticaux, et que les apports latéraux sont négligeables. L'étude courantométrique réalisée aux sites EUMELI révèle l'existence de courants majoritairement dirigés vers le sud-ouest à toutes les profondeurs (Vangriesheim et al., 1993). Cependant la description des séries temporelles de flux présentée dans le chapitre précédent confirme la dominance de la composante verticale des flux de particules dans la colonne d'eau profonde. Par conséquent, le modèle choisi n'a qu'une échelle spatiale verticale.

La stratégie d'échantillonnage suppose également que l'on peut isoler le système constitué par les phases dissoute et particulaires des autres entités impliquées dans le cycle particulaire. Par conséquent, le modèle doit permettre de décrire l'effet de réactions telles que la reminéralisation bactérienne des particules tout en ne décrivant pas explicitement les bactéries.

Les modèles les mieux adaptés pour décrire des flux de matière seraient les modèles à compartiments (Coquillard et Hill, 1997). Les instruments de mesure utilisés pendant EUMELI (Figure 3 ; section 2.3.2) définissent trois compartiments : la phase dissoute, la phase des particules filtrées, et la phase des particules piégées (Figure 17). Historiquement, les premiers modèles définis avant l'utilisation systématique des pièges à particules (Craig, 1974; Nozaki et al., 1981; Bacon et Anderson, 1982) ne comprenaient que deux compartiments (phases dissoute et particulaire). A l'opposé, Baskaran et al. (1992) ont proposé un modèle à quatre compartiments, car ils disposaient de mesures pour contraindre la phase colloïdale. Roy-Barman et al. (2001) ont aussi défini un modèle à quatre compartiments, afin de distinguer les grosses particules qu'ils ont collecté par filtration et par des pièges. Mais les modèles à trois compartiments sont les plus fréquemment utilisés depuis une quinzaine d'années (Bacon et al., 1985; Clegg et Whitfield, 1990, 1991; Clegg et al., 1991; Cochran et al., 1993; Murnane, 1994; Murnane et al., 1990, 1994, 1996). Une description plus exhaustive de ces modèles est présentée par Athias et al. (1998 ; Annexe 2).

L'état de chaque compartiment est décrit par les variables d'état du modèle, qui sont des fonctions de la profondeur z et du temps t, soit de la forme X(z,t). Les compartiments sont supposés homogènes sur la hauteur d'eau correspondant à la résolution verticale du modèle dz. La résolution verticale des profils mesurés entre 1000 m et le sédiment pendant les campagnes EUMELI varie entre 500 et 1500 m, aussi avons-nous fixé dz = 100 m. La résolution des séries temporelles des flux de particules est de l'ordre du jour, ce qui justifie que la résolution temporelle du modèle soit dt = 1 j.

Les équations mathématiques sur lesquelles reposent les modèles à compartiments décrivent simplement pour chaque variable d'état X(z,t) le bilan net résultant des échanges entre les compartiments, soit Ech(X(z,t)). Lorsque le modèle prend en compte une ou plusieurs dimensions spatiales, elles décrivent aussi l'influence du transport des entités modélisées, soit Tr(X(z,t)). Les équations sont donc de la forme :


(1)

Elles sont formulées de telle façon que l'état de chaque compartiment à la profondeur z et à la date t est entièrement déterminé par les entrées du système et par son état à la date t-1 : il s'agit de modèles déterministes. Ils impliquent que le caractère aléatoire des forçages externes et des processus expliquant les termes d'échange et de transport est négligeable.

3.1.2 Les variables et les équations du modèle COLDO

Le modèle COLDO a été initialement formulé par Ruiz-Pino (1994). C'est un modèle générique unidimensionnel (1-D) simulant l'évolution temporelle du transfert d'un élément ou d'une molécule chimique notée x dans la colonne d'eau entre les trois compartiments définis ci-dessus (Figure 17). L'état des compartiments à la profondeur z et à la date t est décrit à partir de Nv = 4 variables d'état correspondant aux variables mesurées pendant les campagnes EUMELI (Figure 3). Le flux de masse (Fm(z,t)) est mesuré par les pièges à particules (section 2.3.2(a)). Le flux de l'entité x (Fe(z,t)) est calculé à partir de la mesure analytique de la concentration de x dans les particules piégées, soit Xe(z,t), selon : . Enfin, les concentrations de x dans les particules filtrées (Cpe(z,t)) et dans la phase dissoute (Cde(z,t)) sont mesurées analytiquement respectivement à partir des échantillons des pompes in situ (section 2.3.2(b)) et des bouteilles Niskin (section 2.3.2(c)).

Le modèle repose sur le jeu de quatre équations suivant :


(2)


(3)


(4)


(5)

Figure 17. Schéma conceptuel du modèle COLDO.

Les termes d'échange sont décrits par des formules mathématiques extrêmement simples, qui n'ont pour la plupart aucune base mécaniste. En effet, chacun de ces termes intègre l'impact d'un ensemble de processus de nature, d'échelles temporelles et spatiales variées. En accord avec les résultats obtenus par l'étude de traceurs du cycle particulaire tel que le Th (Bacon et al., 1985; Nozaki et al., 1987; Honeyman et al., 1988) et le Nd (Tachikawa et al., 1999), la substance x est extraite de la phase dissoute par les particules filtrées à un taux Kad par adsorption ou précipitation chimique passive, ou encore par absorption active par des organismes vivants selon la nature de x (Eq. 2). Cette substance transite ensuite vers la phase des particules piégées lors de l'agrégation des particules en suspension (Eqs. 3-4). La formulation de l'agrégation suppose que le processus dominant dans la couche profonde est le processus physique de collision des petites particules par les grosses. Par conséquent, le taux d'agrégation au sens strict de terme Kag* (c'est-à-dire exprimé en j-1) est proportionnel à la concentration en grosses particules (Jackson, 1990; Jackson et Lochmann, 1993). Celle-ci est elle-même proportionnelle au flux de masse Fm, soit : . Il est très important de noter que l'équation du flux de masse (Eq. 2) suppose que l'effet de l'agrégation des particules en suspension sur le flux de masse est négligeable. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette hypothèse dans le Chapitre 8. L'entité x peut ensuite retourner vers la phase des particules filtrées, à un taux Kdes, sous l'effet de la désagrégation physique des grosses particules, ou de la dégradation bactérienne (Eqs. 2-4 ; Cho et Azam, 1988; Karl et al., 1988). L'activité bactérienne (Smith et al., 1992; Sempéré et al., 2000) ainsi que la dissolution et la désorption chimique (Arraes-Mescoff et al., 2001) induisent le passage de x de la phase des particules filtrées et piégées vers la phase dissoute, à des taux Krp et Krg respectivement (Eqs. 3-5).

Symbole Description Unité
Variables d'états
Fm flux de masse mg/m2/j
Fe flux de x mg/m2/j
Cpe concentration de x dans la phase des particules filtrées mg/m3
Cde concentration de x dans la phase dissoute mg/m3
Paramètres biogéochimiques
Kdes taux de désagrégation des particules piégées /j
Kag taux d'agrégation des particules filtrées m3/mg/j
Kad taux d'adsorption/d'absorption/de précipitation de x dissous sur les particules filtrées /j
Krp taux de dissolution de x fixé sur les particules filtrées /j
Krg taux de dissolution de x fixé sur les particules piégées /j
Paramètres physiques
Vp vitesse de chute des particules filtrées m/j
Vg vitesse de chute des particules piégées m/j
Kz coefficient de mélange vertical de la colonne d'eau m2/j

Tableau 11. Définition des variables d'états et des paramètres du modèle COLDO (x est un élément ou une molécule chimique).

Le transfert du matériel particulaire vers le fond est contrôlé par la vitesse de chute des particules filtrées (Vp ; Eq. 4) et piégées (Vg ; Eqs. 2-3). Enfin, la diffusion turbulente verticale peut être un vecteur efficace de transport des particules en suspension et des substances dissoutes. L'approximation 1-D ne permet de décrire explicitement ni les phénomènes d'advection, ni les phénomènes à l'origine de la diffusion turbulente. La connaissance de ces derniers a permis de proposer des formulations empiriques de la diffusion verticale pour les modèles 1-D, telles que celle de Zakardjian et Prieur (1994) qui fait intervenir le coefficient de mélange vertical Kz (Eqs. 4-5).

Le modèle COLDO possède ainsi huit paramètres, dont la définition est rappelée dans le Tableau 11. On suppose qu'ils ne dépendent ni du temps ni de la profondeur. Ce sont des hypothèses sur lesquelles nous reviendrons dans les Parties III et IV. Les paramètres biogéochimiques sont des taux globaux d'échange entre les compartiments à l'échelle de la colonne d'eau : ils ne correspondent pas nécessairement aux paramètres mesurés lors d'expériences in vitro, dont le but est d'isoler des processus précis (cf. section 2.2.3).

Honeyman et al. (1988), Honeyman (1991) et Baskaran et al. (1996) ont proposé une description plus mécaniste du piégeage des substances dissoutes par les particules en suspension, basée sur un modèle phénoménologique de l'adsorption de métaux en trace sur les particules marines (Balistrieri et al., 1981). Selon celui-ci, le taux de piégeage est proportionnel à la concentration en particules en suspension (ou plus rigoureusement à la concentration en sites actifs sur ces particules). Cette formulation n'est pas prise en compte dans le modèle COLDO dans la mesure où il n'est pas démontré qu'elle s'applique au piégeage de substances autres que les métaux, et où nous ne disposons pas de mesure fiable de la concentration totale en particules filtrées aux sites EUMELI.

3.1.3 Conditions aux limites et conditions initiales

La partie de la colonne d'eau modélisée par COLDO est comprise entre son sommet zo et sa base zmax. Aux sites EUMELI O et M, les échantillons de particules piégées exploitables les plus superficiels proviennent de 1000 m (section 2.3.2(a)), donc zo est fixé à 1000 m. La base de la colonne d'eau est placée à 100 m du fond pour s'affranchir de l'influence des phénomènes de resuspension des particules sédimentées. Ainsi zmax vaut 4500 m au site O et 3000 m au site M (Tableau 2).

Les conditions aux limites appliquées au sommet zo correspondent à la spécification de la valeur de chaque variable d'état à chaque pas de temps, de façon à décrire l'influence de la partie de la colonne d'eau comprise entre la surface et zo. Ces valeurs sont définies à partir de mesures in situ. En ce qui concerne les flux (Fm, Fe), on affecte tout d'abord le flux moyen mesuré à 1000 m pour chaque période de collecte (Tableaux 4 et 5) à une date correspondant au milieu de la période. Ensuite, pour définir des valeurs journalières, on applique à la série temporelle obtenue une interpolation par splines cubiques (Akima, 1978) grâce à la bibliothèque mathématique IMSL (routine CSAKM ; http://www.vni.com/products/imsl). Pour les variables Cpe et Cde, on utilise la valeur à 1000 m du profil unique réalisé à chaque site (sections 2.3.2(b), 2.3.2(c)) pour définir des conditions aux limites constantes au cours du temps. Lorsqu'on dispose de plusieurs profils, comme pour le COD (cf. section 2.3.2(c)), on applique une interpolation par splines aux différentes mesures disponibles à 1000 m. Aucune condition aux limites n'est appliquée à la base de la colonne d'eau.

Les conditions initiales correspondent à la spécification de la valeur de chacune des variables d'état du modèle à chaque pas de profondeur dz entre zo et zmax à la date . Ces valeurs sont aussi définies à partir de mesures in situ, en interpolant linéairement les profils disponibles (pour Cpe et Cde) ou les mesures des pièges (pour Fm et Fe) à la date choisie comme point de départ. Pour limiter l'influence des erreurs induites par l'utilisation de mesures faites lors d'une autre campagne lorqu'on manque de données à EUMELI et par l'interpolation, on réalise systématiquement un spin-up d'une année. Seules les simulations obtenues après cette durée d'intégration du modèle sont exploitées.

Résolution temporelle dt

1 j

Résolution verticale dz

100 m

Sommet de la colonne d'eau zo

1000 m

Base de la colonne d'eau zmas

site O : 4500 m

site M : 3000 m

Conditions au sommet de la colonne d'eau

spécification des variables d'état à chaque pas de temps à partir de mesures in situ

Conditions à la base de la colonne d'eau

aucune

Conditions initiales

spécification des variables d'état à chaque niveau de profondeur à à partir de mesures in situ

Tableau 12. Tableau récapitulatif de quelques caractéristiques du modèle COLDO.

3.1.4 Méthode d'intégration

Les équations sont intégrées dans le temps et selon la profondeur à partir des conditions initiales et des conditions aux limites décrites ci-dessus à l'aide de la routine MOLCH de la bibliothèque IMSL. Cette routine repose sur la méthode dites des lignes et utilise les polynômes d'Hermite comme interpolateurs spatiaux.

L'intégration des équations (2) à (5) peut générer des variables d'état négatives qui n'ont aucune réalité biogéochimique. Le problème du contrôle de la positivité des variables d'état concerne tous les modèles biogéochimiques, mais c'est un problème numériquement très complexe pour lequel il n'existe pas encore de solution satisfaisante. La méthode appliquée dans COLDO est assez rudimentaire. Elle consiste à contrôler tout au long de la procédure d'intégration que la dérivée temporelle de chaque variable d'état ne va pas conduire à une valeur inférieure à une valeur seuil, fixée à zéro. Dans le cas contraire, cette variable est réinitialisée à la valeur seuil.

3.2 Propriétés dynamiques du modèle COLDO

3.2.1 Caractérisation du système d'équations

(a) Un modèle dynamique

Le modèle COLDO est tout d'abord un modèle dynamique dans la mesure où ses variables d'états peuvent évoluer au cours du temps.

Plusieurs travaux ont été publiés sur la modélisation du transfert de traceurs des particules océaniques tels que le Th, dans lesquels on suppose que le système dissous-particulaire est à l'état stationnaire (Nozaki et al., 1981, 1987; Bacon et Anderson, 1982; Clegg et Whitfield, 1990, 1991; Cochran et al., 1993; Roy-Barman et al., 1996). Ces travaux cherchent à expliquer certaines structures de la distribution verticale du Th que l'on suppose permanentes relativement à une échelle de temps de l'ordre de l'année. Supposons que l'on dispose de mesures à deux profondeurs z1 et z2 du flux de masse (Fm) et de Th (Fe), de sa concentration dans les phases filtrée (Cpe) et dissoute (Cde), échantillonnées en un site où la variabilité temporelle de ces quatre variables est négligeable (Eqs. 2 à 5). On peut alors facilement estimer les paramètres de COLDO qui expliquent cette distribution en utilisant des données prélevées à une date quelconque. La stationnarité implique que . Si l'on fait l'hypothèse que , X(z,t) désignant une variable d'état du modèle, les données permettent d'estimer les termes décrivant la chute des particules (, et ; Eqs. 2-4). En supposant que les termes de diffusion sont négligeables (Eqs. 4-5), et que les taux de dissolution du Th fixé sur les deux types de particules (Krp et Krg) sont égaux, on peut calculer les paramètres Kdes, Kag, Kad et Krp=Krg. C'est ce type d'approche qui est utilisé dans les articles cités ci-dessus.

Cependant, quelle que soit la région de l'océan, les mesures des pièges à particules montrent que les flux de matière dans la colonne d'eau varient de façon significative au cours du temps (Bacon et al., 1985; Miquel et al., 1994; Newton et al., 1994; Jickells et al., 1996; Neuer et al., 1997; Peinert et al., 1999). Dans certaines régions, il semblerait que la variabilité du flux de masse n'induit pas de variation significative de la concentration des éléments en trace dans les phases dissoute et filtrée. L'approche décrite ci-dessus pourrait donc être légitime pour étudier localement les échanges d'éléments en trace entre ces deux phases. Mais le recours à un modèle dynamique est indispensable dès lors que l'on s'intéresse à la variabilité temporelle des flux de particules, et à la dynamique des échanges entre les phases dissoute et particulaires.

(b) Un système d'équations aux dérivées partielles non-linéaires couplées

Etant donnés les termes d'évolution temporelle des variables d'état et les termes de transport, les équations de COLDO (Eqs. 2-5) contiennent des dérivées partielles par rapport au temps et à la profondeur. Par conséquent, on parle d'un système d'Equations aux Dérivées Partielles (EDP). On les distingue des Equations aux Dérivées Ordinaires (EDO) qui contiennent des dérivées relatives à une seule variable indépendante. Beaucoup de modèles dynamiques d'écosystèmes planctoniques reposent sur ce dernier type d'équations : on fait souvent l'hypothèse que les écosystèmes évoluent dans une couche euphotique homogène (Fasham et al., 1990; Dadou et al., 1996; Lévy et al., 1998; Pondaven et al., 1998; Lancelot et al., 2000). Le système d'équations de COLDO est dit couplé, parce que la valeur de chaque variable d'état (par exemple Cpe) à la date t dépend de sa valeur à la date t-1, mais également des valeurs des autres variables d'état (Fm, Fe et Cde ; cf. Eq. 4) à cette même date t-1. Cela traduit tout naturellement l'existence d'échanges entre les compartiments biogéochimiques. Enfin, COLDO repose sur un système d'équations non-linéaires. En effet, le terme d'agrégation intervenant dans les équations (3) et (4) dépend du produit de deux variables d'état, Fm et Cpe.

Pour récapituler, COLDO repose sur un système d'Equations aux Dérivées Partielles Non-Linéaires Couplées (EDPNLC).

3.2.2 Sensibilité à la valeur des paramètres

Le comportement dynamique d'un système caractérise la façon dont celui-ci évolue au cours du temps. Depuis l'émergence de la théorie des systèmes dynamiques en France à la fin du siècle dernier (Poincaré, 1892, 1893, 1899), on sait que les systèmes non-linéaires sont caractérisés par des comportements dynamiques très variés. Cette théorie a pour objet la description qualitative de ces comportements (Bergé et al., 1988). A l'heure actuelle, elle est surtout développée pour l'étude de systèmes d'EDO. Elle s'appuie entre autres sur la représentation des trajectoires du système dans l'espace des phasesnote 4, dont les axes sont définis à partir des variables du système. Dans le cas de systèmes dissipatifs (par opposition aux systèmes conservatifs), les trajectoires tendent vers un objet dont les caractéristiques géométriques et topologiques reflètent les propriétés dynamiques du système. Cet objet est un attracteur.

On distingue quatre grands types d'attracteurs et donc de comportements dynamiques. Si le système considéré ne varie pas au cours du temps, la représentation de son évolution dans l'espace des phases est un point appelé point fixe. S'il est caractérisé par un comportement périodique avec une seule période, son évolution dans l'espace des phase suit une courbe fermée, appelée cycle limite. Un exemple de cycle limite est représenté sur la Figure 18a. La Figure 18b montre le cas d'un système dont la dynamique est caractérisée par deux périodes non commensurables : l'attracteur est un tore T2, analogue à une sorte de chambre à air. Les deux rotations, le long de la circonférence du tore et autour de la tubulure, sont l'expression des deux périodes. La Figure 18c représente l'évolution chaotique de l'une des variables du modèle de Lorenz (1963), simulant les phénomènes convectifs dans les fluides. La représentation de ce système dans l'espace des phases défini par ses trois variables est une forme complexe mais reconnaissable. C'est l'attracteur étrange de Lorenz, en forme d'aile de papillon. Ce type de représentation met en évidence l'organisation du chaos déterministe.

La nature qualitative du comportement dynamique des modèles non-linéaires varie généralement lorsqu'on modifie les fonctions mathématiques utilisées pour décrire le système. C'est le cas pour la plupart des modèles biogéochimiques de l'océan - dont le modèle COLDO - comme nous l'illustrerons dans la section 8.2.2.

Le comportement dynamique d'un modèle non-linéaire dépend aussi très fortement des conditions initiales. Dans certaines situations, l'espace des phases peut contenir plusieurs attracteurs de nature variée. Celui vers lequel le modèle est attiré, et par conséquent la dynamique des solutions, vont dépendre de la position initiale précise du système dans cet espace. Les attracteurs étranges associés aux comportements chaotiques (cf. par exemple Figure 18c) sont eux-mêmes caractérisés par une forte sensibilité aux conditions initiales. Si l'on considère deux trajectoires d'un tel attracteur infiniment proches à l'instant initial, elles finissent toujours par s'écarter l'une de l'autre au cours du temps. Cet écart augmente avec le temps, à une vitesse mesurée par l'exposant de Lyapunov principal du système (Crawford, 1991; Abarbanel et al., 1993).

Cette sensibilité aux conditions initiales a des conséquences très importantes. Elle implique que pour certaines conditions initiales d'un modèle non-linéaire décrites par des mesures par définition imparfaites, on ne peut pas prévoir l'évolution du système. D'autre part, au cours de l'intégration des équations du modèle, les calculateurs introduisent nécessairement des approximations qui peuvent entraîner une divergence majeure entre la trajectoire modélisée et la trajectoire du système réel. Plus généralement, la sensibilité aux conditions initiales limite la prévision des systèmes non-linéaires (météorologique, climatique, socio-économique…) sur le long terme.

figure18.jpg

Figure 18. Représentation de l'évolution temporelle (à gauche) et de l'attracteur (à droite) de systèmes de trois variables (x,y,z) caractérisés par trois comportements dynamiques distincts. (a): comportement périodique à une seule période ; (b): comportement quasi-périodique; (c): comportement chaotique associé au modèle de Lorenz (1963).

logistic.jpg

Figure 19. Variations du comportement de la solution à l'équation logistique non-linéaire (Eq. 6) lorsqu'on fait varier son unique paramètre a (May, 1976). Les cas représentés en noir, bleu, vert et rouge correspondent respectivement à a=2,6; a=3.414; a=3,845 et a=3,82.

La nature qualitative et la stabilité du comportement dynamique d'un modèle non-linéaire dépendent de la valeur de ses paramètres. R. May l'a mis en évidence dans les années 1970 en travaillant sur une équation non-linéaire d'une simplicité extrême, appelée équation logistique (May, 1976). Sa forme canonique est la suivante :

note 5. (6)

Cette équation a joué un rôle important en modélisation des systèmes écologiques (Hill, 1992). May (1976) a montré que X(t) adopte des comportements non-triviaux lorsque . La Figure 19 montre l'évolution temporelle de X et l'application pour quatre valeurs de a calculées à partir du même état initial . Pour a=2,6, le système tend vers un état stationnaire. Il tend vers un comportement périodique lorsque a=3,414. Pour a=3,845, il adopte un comportement complexe, pratiquement bipériodique. Enfin, pour a=3,82, X(t) a un comportement chaotique. Ces changements radicaux de la nature du comportement d'un modèle en réponse à des variations parfois infinitésimales de ses paramètres sont appelés des bifurcations (Crawford, 1991). La Figure 20 montre le diagramme de bifurcation complet de l'équation logistique pour des variations de a comprises entre 2,5 et 4,0. Lorsque le comportement du système est stationnaire. Le point fixe devient instable au fur et à mesure que a augmente. Par des bifurcations en fourche apparaissent des comportements harmoniques stables, à 2n périodes. Ils se destabilisent à leur tour, et sont tous instables à partir de a=3,57. Ensuite, le système devient chaotique. Des régimes harmoniques de type 2n partiellement stables sont observés aux alentours de a=3,845.

La sensibilité du comportement dynamique vis-à-vis des paramètres est une caractéristique valable pour tous les modèles non-linéaires, donc pour le modèle COLDO. Cette notion va directement influencer la stratégie que nous devrons adopter pour quantifier les échanges modélisés par COLDO.

Enfin, la dynamique des solutions d'un modèle non-linéaire ne reflète pas uniquement celle des équations. Elle est aussi influencée par les conditions aux limites, dont la dynamique peut elle aussi être complexe. Cette question sera illustrée dans la section 8.3.2.

Figure 20. Diagramme de bifurcation associé à l'équation logistique (Eq. 6) lorsque son unique paramètre a varie entre 2,5 et 4,0 (May, 1976). Les quatre valeurs utilisées pour réaliser la Figure 19 sont rappelées avec le même code de couleur.

3.2.3 Développement d'un modèle semi-spectral : PSyDyn

Comme nous l'avons mentionné dans le paragraphe précédent, la théorie des systèmes dynamiques n'est à l'heure actuelle directement applicable qu'aux systèmes d'EDO, dont les variables d'état ne dépendent que d'une seule variable indépendante, le temps. Dans le cadre du stage de DEA, nous avons appliqué la méthode spectrale de résolution des équations différentielles aux équations de COLDO. Cette approche permet de convertir tout système d'EDP - linéaire ou non-linéaire - en un système d'EDO, dans le but d'en extraire les propriétés dynamiques (Athias, 1997). Ce travail fait l'objet d'une publication (Athias et al., 1998) qui est reproduite dans l'Annexe 2.

Le principe est celui de la méthode de Galërkin (Marchuk, 1982). Il consiste à développer les Nv variables d'état du type Xi(z,t) du système d'EDP en une série finie de Nj fonctions de base jn(z) selon :

(7)

Les fonctions de base sont orthogonales et reflètent la dépendance en z des variables Xi(z,t). En remplaçant les variables d'état par leur développement en série (Eq. 7) dans le système d'EDP, on obtient un système de Nv . Nj EDO, dont les variables d'état sont les . Elles n'ont pas de signification réelle par rapport au système modélisé au départ, mais la représentation des trajectoires du modèle dans l'espace des phases qui est associé aux variables cin permet d'analyser les propriétés dynamiques du système initial d'équations.

Dans le cas du modèle COLDO (Eqs. 2-5), les variables d'état sont développées en une fonction linéaire de z, et les résidus sont décomposés en une série de Fourier sur nmod = 8 modes :

(8)

, et . A partir des Nv = 4 EDP non-linéaires couplées de COLDO, on obtient un système de EDO non-linéaires couplées. Le choix de nmod et l'influence de la troncature sur la décomposition des termes non-linéaires est un problème crucial de la méthode spectrale. Ces deux points ainsi que le système d'EDO obtenu sont explicités par Athias et al. (1998 ; Annexe 2). En début de thèse, nous avons amélioré la méthode de conversion des termes non-linéaires et par conséquent modifié les EDO. Cette nouvelle version est décrite dans l'Annexe 3. Les EDO sont intégrées au cours du temps en appliquant la méthode de Runge-Kutta à l'ordre 4 (Press et al., 1986). Les conditions initiales des variables dépendantes sont définies à partir de profils in situ de Fm, Fe, Cpe et Cde obtenus selon la procédure décrite dans la section 3.1.3 puis décomposés selon (8). Les conditions aux limites de de Fm, Fe, Cpe et Cde sont également calculées à partir de mesures in situ, comme pour le modèle COLDO (section 3.1.3). Une première méthode de prise en compte des conditions aux limites pour forcer les variables cin est décrite par Athias et al. (1998 ; Annexe 2). Nous l'avons améliorée au début de cette thèse, selon les détails donnés dans l'Annexe 3. Enfin, aucun contrôle de la positivité des variables d'état n'est réalisé dans cette version du modèle.

Nous avons nommé ce nouveau modèle PSyDyn (Particulate System Dynamics). Son application à la modélisation des flux d'Al au site Dyfamed en Mer Méditerranée (Athias, 1997; Athias et al., 1998) montre qu'il permet de faire des simulations réalistes. Cependant, il présente localement des problèmes de stabilité numérique. En particulier, l'utilisation de fonctions sinusoïdales de mode pour décrire la propagation des flux de particules dans la colonne d'eau rend difficile la simulation de situations où la vitesse de chute des particules est supérieure à , soit à 218 et 125 m/j aux sites O et M respectivement. En outre, cette version semi-spectrale du modèle pourrait être significativement améliorée en choisissant des fonctions de base dont la forme ressemble à la forme a priori des profils de Fm, Fe, Cpe et Cde. Nous avons montré qu'il permet d'analyser la sensibilité de la dynamique des solutions aux valeurs des paramètres des équations (2) à (5), et mis en évidence une bifurcation entre un cycle limite et un point fixe en réponse à une modification du taux de désagrégation des particules piégées (Annexe 2 ; Athias, 1997; Athias et al., 1998).

PSyDyn a enfin le gros avantage d'être beaucoup moins coûteux en temps de calculs que COLDO. Nous l'avons donc utilisé dans les expériences réalisées pour mettre au point la méthode mathématique permettant d'estimer les paramètres de COLDO à partir de mesures in situ.

3.3 Conclusion du chapitre

Le modèle COLDO que nous avons choisi permet de simuler les flux de matière dans une colonne d'eau unidimensionnelle. Le choix des variables d'état, la définition des résolutions verticale et temporelle sont cohérents avec la stratégie d'échantillonnage de la couche profonde aux sites EUMELI oligotrophe et mésotrophe.

Le modèle COLDO est également cohérent avec l'objectif de cette thèse. Pour quantifier les processus responsables des flux observés, nous proposons de développer une méthode d'estimation des paramètres du modèle expliquant au mieux les mesures in situ. Nous supposerons dans un premier temps que la description des flux de matière dans la colonne d'eau par le modèle est exacte.

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Titre: Thèse de Véronique Athias-Lefèvre
Version: 1
Date: 21 août 2001